Estivales de la Question animale

L'antispécisme est-il métaphysique?

Intervention par Agnese Pignataro aux Estivales 2007, le vendredi 10 août matin.

Agnese Pignataro est philosophe de formation, et fondatrice de la revue Liberazioni.

Résumé de l'intervention

1. Introduction: l'antispécisme et la gauche

La citation en exergue est tirée de l'intervention faite par des marxistes que je connais dans le cadre d'un colloque sur la libération animale qui a eu lieu à Hambourg en 2006. Elle représente un exemple typique des objections des marxistes orthodoxes contre la pertinence de la libération animale pour la praxis révolutionnaire. Parmi ces objections, certaines sont très générales et pourraient aussi bien être soulevées par M. et Mme Tout-le-monde: les problèmes des humain-e-s seraient plus “urgents” ou “graves” que ceux des animaux; celles et ceux qui se soucient des animaux negligeraient la souffrance des humain-e-s et seraient donc des traîtres de leurs semblables, etc. D'autres objections sont plus spécifiques et concernent certains pretendus présupposés de la pensée marxiste qui ne permettraient pas d'envisager l'insertion de la libération animale parmi les objectifs du mouvement révolutionnaire communiste: notamment, l'impossibilité de comparer le statut des animaux non humains à celui des travailleurs salariés tel qu'il a été décrit par Marx, d'où découlerait non seulement que les animaux ne pourraient avoir aucune revendication sur le produit de leur travail mais aussi qu'il leur manquerait une volonté révolutionnaire, qu'ils ne seraient pas des sujets révolutionnaires, et seraient donc a priori exclus de la jouissance d'une transformation sociale qui découlerait exclusivement de l'action révolutionnaire des sujets qui luttent consciemment pour son aboutissement.

Par contre, chez les militant-e-s pour les animaux qui ne sont pas intéressé-e-s à avoir un rapport avec la gauche, on pourrait dire qu'il y a également deux attitudes de refus. Une, plus générale, qui tient que l'action pour les animaux n'a pas de lien avec la “politique”: l'antispécisme ne serait ni de droite ni de gauche, les animaux ne demandant que d'être sauvés de la méchanceté des humains (il va de soi que cette attitude fait le jeu de la droite...). L'autre, plus intéressée à la réflexion sur la question animale et donc à la discussion des arguments théoriques, soutient que le marxisme est de fait incompatible avec les exigeances du mouvement pour les animaux pour les mêmes raisons evoquées par les marxistes: les animaux non humains ne seraient pas exploités de la même façon que les humains, ils ne constituent pas une classe sociale, surtout ils ne peuvent pas s'emanciper par eux-mêmes, donc leur libération, étant l'œuvre des humain-e-s, serait un processus tout à fait différent de celui envisagé chez les mouvements révolutionnaires humains. Finalement, les antispécistes “anti-marxistes” ajoutent que le rejet de tout discours éthique de la part des marxistes empêcherait définitivement la jonction entre la libération animale, nécessitant la mise en pratique d'une intention éthique de la part des humain-e-s, et le projet révolutionnaire communiste.

En resumé, tant les marxistes que les antispécistes refusent de se prendre au sérieux les uns les autres. Je crois que ce refus reciproque joue moins sur une incompatibilité théorique réelle que sur une égale incompréhension de la part des deux groupes sur ce que la rencontre entre l'antispécisme et le marxisme représenterait effectivement: de fait, tant les marxistes que les antispécistes imaginent cette rencontre comme le rajout automatique de la catégorie “animaux non humains” à la liste des groupes impliqués dans l'enjeu de la lutte des classes (rajout qui est évidemment impossible). On pourrait facilement expliquer ce malentendu en evoquant la définition classique de l'antispécisme, qui, en juxtaposant la discrimination sur la base de l'espèce (“spécisme”) aux autres discriminations basées sur des différences biologiques (racisme, sexisme, etc.)1, encourage ce processus d'assimilation directe et immédiat entre le discours politique des (et sur les) humain-e-s et le discours politique sur les non-humains. Mais je crois que la faute de cette incompréhension répose surtout sur la rigidité dogmatique de la plupart des militants marxistes, qui, malheureusement, ont sacrifié la profondeur philosophique de la pensée historique-dialectique aux exigeances politiques contingentes: la puissante nouveauté conceptuelle du marxisme a été transformée en une suite de formulations scolastiques (parmi lesquelles l'opposition rigide entre la nature et la société humaine, ou entre l'éphémère volonté morale individuelle et l'objectivité du processus historique) qui à juste titre suscitent des perplexités et des critiques2 de la part des antispécistes les plus fins et qui représentent – hélas! – une barrière très solide qui s'oppose à la rencontre entre le matérialisme historique et la réflexion sur la question animale.

Si je pense qu'il faut abattre cette barrière, ce n'est ni parce que je veux procéder à ce rajout factice de la question animale au cadre marxiste que tout le monde considère à juste titre impossible, ni parce que je veux contribuer à la naissance d'une forme ultérieure d'antispécisme, un “antispécisme marxiste” qui resterait simplement à côté des autres formes d'antispécisme (rationaliste ou mystique, utilitariste ou libertaire, etc.) dans une juxtaposition réciproquement hermétique. En fait, je pense qu'une analyse de la question animale conduite à travers la perspective matérialiste et historique préconisée par Marx représentera un enrichissement théorique tant du marxisme que de l'antispécisme. Le premier a besoin de l'apport antispéciste pour échapper à des derives dualistes (p. ex. position d'une séparation conceptuelle absolue entre le monde historique des humains et le monde statique de la nature) qui sont contradictoires avec les presupposés philosophiques dialectiques de Marx. Quant à l'antispécisme tel qu'il est actuellement, il a besoin de l'apport du matérialisme historique pour sortir du schéma implicitement métaphysique qu'il utilise en analysant le rapport entre les animaux humains et non humains. De fait, quand j'ai commencé à lire l'antispécisme du point de vue du matérialisme historique, j'ai eu le sentiment fort que l'antispécisme aujourd'hui est barricadé dans des oppositions rigides et fixes (entre spécisme et antispécisme, entre humanité et animalité, entre naturalisme et antinaturalisme, etc.) qui sont indubitablement fondamentales au niveau politique, c'est-à-dire pour la définition des buts de nos pratiques personnelles et militantes, mais insoutenables au niveau conceptuel.

J'essaierai donc d'abord de répondre aux arguments qui soutiennent l'incompatibilité entre marxisme et antispécisme, en expliquant notamment dans quel sens il est possible d'affirmer que l'activité des animaux qui sont exploités dans notre société est bel et bien du travail qui produit de la plus-value, et pourquoi le rapport entre le marxisme et l'éthique n'est pas de simple exclusion, mais de relecture des concepts de verité et de bien dans une perspective originale et tout à fait pertinente pour la réflexion sur la question animale. Ensuite, j'essaierai de montrer la nature métaphysique de l'antispécisme actuel, en expliquant dans quel sens j'emploie le mot “métaphysique” et pourquoi la déclinaison de l'antispécisme dans les oppositions rigides ci-dessus mentionnées implique forcement que, dans ce cadre, toutes hypothèses de résolution du conflit entre les humaine-s et les autres animaux ne peuvent que se limiter au rejet total de l'histoire et soit à l'aplatissement de l'humanité sur l'animalité, soit à la négation tant de l'humanité que de l'animalité au nom d'un individualisme dépourvu de contenu. Enfin, j'expliquerai pourquoi à mon avis ces hypothèses sont à rejeter et j'essaierai d'esquisser une nouvelle perspective: à partir de l'analyse de l'opposition entre les humain-e-s et la “nature”, qui n'est pas réductible à une simple imposture idéologique qui masque les dominations, comme le voudrait l'antinaturalisme, mais représente dans la réalité et dans la conscience une étape nécessaire du développement de la condition des êtres sensibles déliberants (animalité), je décrirai ce développement dans les termes d'une histoire animale en cours qui embrasse tous les individus sensibles humains et non humains, tous également en train de “s'opposer à la nature” au nom de la recherche d'une vie meilleure non seulement pour eux-mêmes individuellement mais aussi pour la communauté, et donc tous également engagés dans une mise au point progressive de discours et de stratégies pour atteindre ce but.

1. «Le spécisme est à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe» (Cahiers antispécistes).

2. Voir p. ex. l'intervention de David Olivier aux Estivales 2006.