Estivales de la Question animale

25 juillet 2012 - Yves Bonnardel et Pierre Sigler

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Approfondir la stratégie politique dans le mouvement animaliste. Dépasser les approches individualistes de la question animale

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Introduction par les auteurs

Tout particulièrement en ce qui concerne notre consommation d'animaux (viande, poisson, "sous-produits" animaux), le mouvement animaliste semble prisonnier d'une étrange façon d'envisager de changer le monde : il s'agirait de convaincre chacun, en son for intérieur, de changer ses comportements au quotidien, afin qu'il intègre des considérations éthiques et tienne compte des conséquences de ses actes pour les autres êtres sensibles. Ce sont les stratégies que nous qualifierons de végétariste, végétaliste ou véganiste, qui sont les seules stratégies qu'envisagent beaucoup de militants. Or, aucun mouvement politique n'a jamais pensé pouvoir changer une société tout entière en s'adressant aux seuls individus, et en eux au seul consommateur. Comment en est-on arrivé à une telle situation ? Quelles autres solutions s'offrent à nous ?

Yves Bonnardel et Pierre Sigler

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Yves Bonnardel & Pierre Sigler

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Retranscription écrite (merci Sarah !) :

65 personnes


Titre rebaptisé : "Militer à échelon collectif ou individuel ?"

La question animale concerne un système d'exploitation au fondement de notre société et concerne des centaines et des milliers de milliards d'êtres à l'échelle de la planète, sans doute le pb le plus urgent au niveau moral, problème très peu traité. Même les gens qui accordent une importance à ce pb ne lui accordent pas l'importance qu'il mérite. L'immense majorité des animaux tués pour la nourriture sont des poissons (95 à 99%, élevés pour leur nourriture, de matière première ou de nourriture pour d'autres animaux élevés). On estime qu'il y a mille milliards de poissons pêchés ou produits dans les élevages, par an. Et soixante milliards d'animaux terrestres sont tués dans les abattoirs à l'échelle mondiale.

Si on compare ces chiffres à ceux de l'exploitation animale (jeux, expérimentation...) on voit qu'il y a une centaine d'animaux terrestres tués pour mille poissons tués, pour un animal tué pour une autre cause.

[L'estimation de Jonathan il y a deux ans disait que 99,2% des animaux tués l'étaient pour la nourriture, sans compter les grenouilles, les escargots, etc.]


Pour les poissons, les chiffres sont récents. Une organisation « fish count » (une organisation welfariste qui lutte pour l'amélioration des conditions de pêche) a rendu un rapport « le pire a lieu en mer » et a fait un travail de comptage sérieux pour la pêche ainsi que sur les méthodes de pêche. Deux articles ont été publiés dans le numéro 34 des Cahiers antispécistes.

Donc les poissons élevés constituent l'immense majorité de l'exploitation humaine. Il y a aussi les sous-produits animaux, le lait et les œufs.


La question des animaux exploités et tués pour fournir leur chair a émergé tardivement. Elle a émergé il y a un moment mais ça concernait les chiens, les chevaux, puis les animaux exploités à travers les jeux comme le cirque et la corrida, l'expérimentation animale. Ça ne fait que quelques décennies qu'on s'occupe des animaux tués pour les pratiques alimentaires. En France, même dans les milieux de défense animale, le sujet était très mal perçu il y a quelques années. Une infime minorité de gens au sein de la défense animale étaient végétariens mais n'osaient pas en parler. Il y avait aussi un tabou très fort au sein de la population. On se heurtait à une répression sociale visant à nous faire taire ou à déligitimer notre pensée en le ridiculisant, qui faisait que quand on était végétarien pour les animaux, il ne fallait pas le clamer trop fort. C'était impossible d'avoir une parole audible sur ce sujet-là. C'est en train de changer, même si encore beaucoup de personnes sont isolées.


On a beaucoup de difficulté à aborder la question de la viande à un échelon collectif et non individuel, à concevoir le militantisme comme une question politique. La revendication d'abolition de la viande a émergé récemment. Elle correspond pourtant au décalque de ce qui existe dans les autres domaines : les anti-corridas demandent l'abolition de la corrida, idem pour les anti-fourrure ou les anti-expérimentation animale. Il y a une stratégie visant à agir à un échelon collectif. Pourtant, ça ne fait que quelques années qu'une telle revendication a émergé de façon explicite. La consommation de chair animale fait qu'on a du mal à aborder cette question-là.


Les différentes méthodes de mobilisation


exigence de justice ≠ appel à la vertu


L'exigence de justice contre la pauvreté serait par exemple de demander un salaire minimum, des actions prises en charge par la collectivité.

L'appel à la vertu est apolitique. Ça consisterait à demander aux riches de faire la charité à ceux qui n'en ont pas. Elle s'adresse aux individus.

L'appel à la vertu peut se faire en dictature alors que l'exigence de justice exige un minimum de démocratie.

Pour l'exigence de justice, le pb vient des institutions : les lois sont mal faites, il faut les changer, fabriquer des compensations financières.

Pour l'appel à la vertu, le pb vient d'un manque de morale : trop de cupidité, vice...

Il faut stimuler la vertu des individus.

Les exigeants de justice pensent qu'il vaut mieux agir sur les causes sociales que sur les causes individuelles (ex : interdire les œufs en batterie plutôt que de compter sur l'arrêt de consommation spontané des consommateurs)


L'éthique de la vertu n'est pas universaliste, il s'agit d'une morale privée de réalisation de soi. Pour les universalistes, une chose est bien ou mal indépendamment de ce que pense celui qui la fait.

Un courant idéologique qui n'utiliserait que l'appel à la vertu donnerait l'impression de parler d'une éthique de la vertu, notamment s'il parle d'acèse, d'éthique alimentaire.

La ligue de la vertu, aux US en 1933, regardait les films et décidait lesquels étaient licites pour les bons chrétiens.


Les actes surérogatoires (= bonne chose mais au-delà des obligations morales)


L'appel à la vertu est surérogatoire. On donne des recommandations mais on considère qu'il n'est pas légitime/possible d'interdire.


Ceux qui appellent à la vertu sans demander de changements sociaux le font parce qu'ils pensent que ce qu'ils demandent n'est pas à la portée des pauvres mortels. Soit parce que la réforme politique n'est pas possible (cf. en Grèce Antique, les philosophes avaient des pensées politiques, des utopies, des réformes pour améliorer la cité ; après les mystiques, roi despotique plus de démocratie donc les philosophes se sont rabattus sur des morales privées comme le stoïcisme, le cynisme...)

La morale chrétienne pense que le mal est inhérent à la nature humaine, qu'il est mérité. Cela nous permet d'expier nos péchés et de souffrir, donc il ne faudrait pas supprimer la souffrance. Comme Dieu décide, les conséquences des actions n'ont pas d'importance. L'essentiel est d'être une bonne personne pour accéder au paradis. La morale hindouiste aussi considère que les gens pauvres ont péché dans une vie antérieure.


On peut penser aussi que les opinions autres sont légitimes, même si on les trouve immorales. Par exemple dans le domaine politique, on peut ne pas être d'accord avec un parti et ne pas vouloir interdire les partis qu'on n'aime pas pour autant.

On peut aussi renoncer à l'exigence de justice par relativisme moral : « ce n'est pas bien de manger de la viande, mais chacun son avis. »


L'éthique fonctionne beaucoup à l'intuition « éthique de la vertu ». Ces intuitions proviennent de notre histoire évolutive. Pour tout animal social, il est important de connaître la fiabilité des gens. On a des intuitions « éthique de la vertu ».


La stratégie végétariste actuelle


Il s'agit de la stratégie qui consiste à en appeler à la vertu des consommateurs pour les convaincre d'arrêter de manger de la viande. On parle d'éducation vegan. On s'adresse à la personne privée, on essaie de changer les gens. Les végétariens, les vegans en général, sont inspirés par une éthique universaliste mais ils emploient des méthodes qui ne sont pas cohérentes avec leur morale de justice.

On nous envoie certaines objections qui n'ont de sens que par rapport à une éthique de la vertu : « personne n'est parfait. »

Néoplanet présente son végétarisme : « la souffrance m'est insupportable (…) mes amis mangent de la viande mais je n'essaie pas de les convaincre car c'est une décision personnelle, tout le monde n'en est pas capable. »

L'auteur du blog « les questions qu'on pose » dit que les gens se sentent jugés par son comportement alors que ce n'est pas son objectif.

Toutes les remarques sur les religions, les sectes... sont dus à l'appel à la vertu du végétarisme//celui de la religion.

« les vegans se sentent supérieurs aux carnivores »

« les végétariens ont une mauvaise mine... » comme si c'était un mode de développement personnel.

« chacun son opinion »

« le mode de vie ne relève pas de l'exigence de justice, ni de l'universalisme. »

« mode de vie sans cruauté, compatissant/la voix de la compassion »


Les présupposés de cette stratégie


Sur tout sujet, les humains ont des convictions. Les partisans de la conversion vegane pensent qu'il faut changer les réflexions intérieures des gens. C'est un thème répandu de la réflexion personnelle. Les discours végétaristes ne se terminent que rarement sur une prescription (abo de la viande) ni même un appel à la vertu (arrêtez de manger les animaux) : on donne des arguments mais à chacun de faire son choix.


Chacun doit réfléchir et en arriver à la conclusion qu'il n'est pas bien de tuer les animaux, mais on ne doit pas le leur dire. Nos connaissances en sociologie montrent que la plupart des gens n'agissent pas en fonction de convictions établies mais adoptent le choix par défaut de notre société. Par exemple, l'homophobie n'a pas reculé au cours des dernières décennies simplement parce que chaque citoyen a compris que c'était une discrimination, mais parce que les lois ont changé, parce qu'il est devenu délicat de tenir des propos homophobes (c'est illégal depuis 2005). Les gens mangent de la viande parce qu'ils en ont toujours mangé, parce que c'est compliqué dans nos sociétés. C'est rarement une opinion personnelle.

De plus, ce n'est pas parce qu'on a une conviction qu'on l'applique.


Postulat : les gens agissent sur la base de croyances individuelles. Dans le cas de la viande, on commence par manger de la viande et on y réfléchit dans un second temps. On peut même agir sans être motivé par des croyances particulières.

Le corollaire de ce postulat est que les gens sont des partisans des abattoirs, soit parce qu'ils sont spécistes, soit parce qu'ils refusent de s'informer. Dans cette optique, convaincre le grand public de devenir végétarien est plus difficile.

14% des personnes interrogés sont d'ac avec l'affirmation « il est normal que les humains élèvent les animaux pour leur viande. » ce qui est bien supérieur au nombre de végétariens (1,2% dans cette enquête).

Corollaire : il faut convertir un certain nombre de personnes au végétarisme pour pouvoir amorcer un débat sur l'abolition de la viande, ce qui est logique si on pense que les gens agissent par rapport à ses convictions.


Idée de base : l'augmentation du nombre de végétariens est perçue comme l'arme la plus efficace pour abolir la viande.


Pour moi, c'est soit faux soit réducteur. Ça part du principe qu'on est forcément égaux : on mange tous tant de viande par jour, on achète la même chose. Alors que le directeur du PNNS a plus d'influence que le militant animaliste sur son stand.


Autre idée : c'est la demande qui détermine l'offre. C'est vrai mais l'inverse aussi. L'offre disponible a une influence sur les désirs des consommateurs (la composition d'un buffet va modifier ce que vont choisir les gens).

Les gens mangent de la viande parce que c'est l'option par défaut, parce qu'elle est disponible.

Autre idée : c'est l'acheteur qui détermine l'offre alors que les gens prennent ce qu'il y a en rayon.

Autre idée : les gens mangent les animaux, même s'ils sont contre, à cause de blocages psychologiques, ce qui est contradictoire avec le fait que les gens sont partisans des abattoirs.


Les méthodes


La méthode « témoins de Jéhovah »


En réponse au blocage du passant moyen, les végés édulcorent leur message pour être moins brutaux (ne pas parler de meurtre...)

On ne prend pas en compte les gens sensibles qui pourraient être convaincus par un discours éthique clair.


La place du marketing


Le problème des moralistes de la vertu c'est que les humains ne sont pas à la hauteur de la belle morale qu'on leur propose. La solution est d'ajouter des motivations égoïstes. Par ex. les promoteurs de l'agriculture biologique mettent en avant le fait d'avoir moins de cancer, de manger moins de pesticides.

Les végés mettent en avant les artères propres et les belles érections qui en découlent. Cf. campagne de PETA : les végétariens sont des meilleurs amants.

Les arguments indirects sont ceux qui sont autres qu'éthiques.

Ces arguments ont un défaut majeur : ils ne sont pas contraignants. Ils n'imposent pas de ne plus manger du tout d'animaux.

Être en bonne santé est une affaire personnelle, quelqu'un peut préférer se faire plaisir en mangeant gras plutôt que vivre 90 ans.

Ça fait passer les végés pour des extrêmistes : sur la base d'arguments santé, les végés ne mangent plus le moindre lardon, ça fait rigide quand même.

Les arguments indirects brouillent le message général.

Même si on parvient à surmonter l'appel à la vertu et que l'alternative n'est pas légitime, on paraîtrait fondamentalement agressif puisque l'appel à la vertu part du principe que le mal viennent du cœur des gens (méchanceté, vice, faiblesse...)

L'exigence de justice ne met pas tout le poids sur la liberté individuelle des consommateurs. On doit seulement proposer, montrer des images seraient une agression qui culpabiliseraient les consommateurs. Si on n'énonce aucune obligation, ça renforce l'idée que le végétarisme est surérogatoire.


Porter beau


Ces conseils de bon sens prennent néanmoins trop de place. Les militants doivent être sympathiques, se laver les dents, être sportifs. On met en avant le fait que les végétariens sont des gens bien et que ce serait pas idiot de faire partie du club. Les associations végétariennes ne ressemblent pas à des ONG mais à des Rotary Club.


Focalisation sur des causes psychologiques


Si je veux rendre quelqu'un végétarien, je vais agir sur sa psychologie, lever ses blocages. Il faut tenir compte des causes psychologiques mais se focaliser là-dessus revient à négliger les causes sociales (disponibilité dans les magasins, menus dans les restaurants, subventions aux éleveurs, végéphobie, propagande des lobbies, pressions familiale, du corps médical, diffusion du spécisme par les institutions aux enfants...)

Melanie Joy a développé le concept du carnisme (concept psychologique) fait le parallèle avec le patriarcat (concept sociologique).

La végéphobie est un frein social au végétarisme est peu abordé par les promoteurs du végétarisme. Comme les associations végétaristes fonctionnent plus comme des concepteurs de pub, ils refusent de discuter de végéphobie car ça découragerait les gens.

De nombreux végétariens affirment qu'être végétarien est facile et que les mangeurs de viande ne s'en rendent pas compte. Les mangeurs de viande se rendent bien compte, en réalité, et c'est cela qui les rebute. Le simple fait d'argumenter en public ou de résister à la tentation permanente décourage les gens. Beaucoup ont peur de l'isolement aussi.


Pour conclure, la stratégie végétariste est bien pour convaincre un proche isolé mais à l'échelle de la population, c'est une méthode sous-optimale.


Arguments indirects


L'un des buts des asso végétaristes depuis 150 ans est de convaincre que la viande et le poisson ne sont pas indispensables à l'équilibre alimentaire. Ça n'a pas été très efficace.

Quant aux arguments écolo, les mesures à échelon collective font changer les gens (interdiction de l'essence au plomb, la taxe carbone, le développement des transports en commun...) mais les actions individuelles n'ont pas beaucoup évolué.

Militer pour une ligne de bus supplémentaire est plus efficace que de démarcher les gens pour les convaincre individuellement des méfaits de l'effet de serre. Je ne connais pas d'exemple de pb moral résolu uniquement par l'appel à la vertu.


Pour un militantisme à échelon collectif


Le but est de changer la société et non les individus.


Changer la culture


La diffusion depuis une dizaine d'années de résultats de recherche en éthologie sur les animaux ont découvert plein de faits niés ou invisibilisés. Cela a changé notre façon individuelle mais aussi sociale de voir les animaux. On entend beaucoup moins des objections du style : les animaux ne pensent pas, ne souffrent pas.


Un travail qui vise l'effet politique passe par le domaine public. Ça peut être un travail d'analyse qui cherche à changer la vision qu'on porte sur les animaux ou notre rapport avec eux. Ça peut être populariser des termes, diffuser des notions, changer les mots utilisés (remplacer abattre les animaux par tuer les animaux, par exemple), tout cela devient des interventions politiques qui ont un impact global. Le travail d'analyse doit être soutenu, il a été fait par les Cahiers antispécistes pendant 20 ans, également par des gens comme Florence Burgat, J-B Jangène-Vilmer dans le livre L'éthique animale, ça le faisait sortir de la case des fantaisies anglo-saxonnes pour leur donner une légitimité institutionnelle. Dans les départements de philosophie, l'éthique animale est incontournable. Tout le système d'exploitation animale est fondé sur le fait que les animaux sont des propriétés des humains. Il y a d'autres types de loi, comme l'article L214, qui reconnaît les animaux comme étant des êtres sensibles. Si cet article était appliqué, signifierait la fin de 95% de l'exploitation animale.


Une autre loi réprime le fait de tuer un animal sans nécessité. Si ce type de loi était pris au sérieux, cela impliquerait la fin de la viande. On peut agir sur ces institutions et avoir des répercussions à l'échelle d'une société tout entière. Le milieu animaliste délaisse ce créneau-là. Un autre exemple de travail intéressant mais peu mené en France est de s'opposer dans la rue mais aussi au niveau argumentaire et symbolique pour faire fermer les magasins de fourrure puis de faire voter des lois pour interdire de la vendre. Idem pour les animaux sauvages dans les cirques.

En Autriche, les militants ont obtenu l'interdiction des élevages en batterie pour les poules pondeuses. Ces victoires ont eu des conséquences législatives. De fait, plus aucun autrichien ne mange d'œufs produits en batterie parce qu'il n'y en a plus à disposition, non parce qu'il l'a décidé.


Au niveau de la culture, c'est promouvoir des actions politiques, des idées nouvelles et subversives.

Intervenir au niveau collectif change les façons d'intervenir car les questions ne sont plus les mêmes.


Si on veut agir à l'échelle collective, il n'est pas sûr que les types d'approche choc n'aient pas un impact global collectif plus importants que les types d'approche passe-partout.

Les modes d'action offensifs et dissensuels ont changé la donne pour des mouvements sociaux : le féminisme, par exemple, a explosé en une décennie. Idem pour Act'up qui voulait visibiliser l'impact de l'épidémie de SIDA et l'absence de prise en compte des pouvoirs publics.

Attaquer le tabou de la viande plutôt que de le contourner doit avoir un impact très fort dans les sociétés. Ce qui fait tenir les tabous, c'est l'interdit de les contester.

Les tabous sont extrêmement fragiles et tiennent par la crainte qu'ils génèrent.


Il faudrait essayer d'avoir des actions publiques pour changer le statut juridique des animaux. Des juristes travaillent là-dessus mais sont très peu relayés par le mouvement animaliste, de promouvoir des actions comme des journées sans viande dans les cantine, promouvoir des réformes, demander des taxations ou des arrêts de subventions sur des produits ou des pratiques.


Un autre exemple de combat nécessaire à mener est de lutter contre les décret et arrêté sur la restauration collective. Ces décrets empêchent les gens d'être végétariens. En un tour de main, l'état a imposé que l'ensemble des repas contiennent des produits animaux.

Tout le travail pour avoir des cantines végétariennes depuis des décennies pour donner un semblant de légitimité au régime végétarien est fichu en l'air puisqu'il est interdit par l'État. Il y a un enjeu phénoménal en terme d'exploitation animale car il y a des milliards de repas servis chaque année en France : cantines, prisons, hôpitaux, restaurants d'entreprise...


Un autre exemple : les actions monoprix de L214. Depuis un an, L214 a engagé un bras de fer avec Monoprix en leur demandant de retirer les œufs en batterie de leur rayon. Les militants demandent aux passants de signer les cartes demandant que les œufs de poule en batterie n'aient plus le droit de cité à Monoprix. Le message délivré aux passants est sur les œufs en batterie et pas une critique globale sur l'exploitation animale. Il y a eu une focalisation sur cette question-là alors que l'objectif de ces actions n'est pas de faire l'éducation du public mais de faire plier une première enseigne sur cette question-là, puis faire plier les autres, acquérir une puissance face à la grande distribution à utiliser dans d'autres domaines que les œufs en batterie. Si une sensibilisation du public est faite, tant mieux, mais ce n'est pas le but. Ces actions-là ne sont pas perçues comme des actions politiques par le mouvement animaliste mais sont vues comme des actions d'éducation. Il y a une incapacité à voir le côté collectif.


Débat 


Anou : Même si on obtient pas le changement, on fait déjà un acte de militantisme collectif en le demandant. Si on prend l'exemple d'un mouvement qui se créerait pour demander qu'on n'achète pas les objets fabriqués en camp de concentration, il serait moins moral que le mouvement qui ajouterait à cette demande une demande de fermeture du camp.


Frédéric : Est-ce que vous trouvez que la vertu est contradictoire avec le militantisme politique, par nature parce qu'ils s'opposent ou pour des questions stratégiques parce qu'on n'est pas assez nombreux ? Faudrait-il créer un mouvement politique avec des représentants qui seraient juristes, qui voteraient des lois ?


David : Il ne faudrait pas un parti politique, par exemple, le féminisme n'a jamais été un parti. Je voudrais revenir sur l'opposition entre niveau collectif et individuel. C'est essentiel de la comprendre. Quand un message est diffusé collectivement au public, ce n'est pas un centre qui est diffusé plusieurs fois à un individu. Chacun a reçu ce message mais sait que les autres l'ont vu. Quand on diffuse un tract, chaque personne qui reçoit le tract sait que les autres l'ont eu aussi.


XX : Il y a un pb pour les actions collectives, car on est divisé en plusieurs collectifs. Est-ce qu'il faut faire gonfler un parti comme le Trèfle ou intégrer des partis politiques plus importants pour les faire grossir et diffuser les idées ?


Baptiste : Je suis d'accord avec la conclusion générale mais j'ai relevé une quinzaine d'erreurs factuelles. Je vous les enverrai par mail si vous envisagez de les faire en brochure. Quand vous parlez de Nietzsche comme un penseur de la vertu, c'est un total contresens : quand il parle du surhomme, le surhomme, c'est un individu qui se dit que par sa volonté il peut transformer la pensée de son entourage, le monde dans lequel il vit.


Hélène : Vous avez été trop péjoratif sur le mot « vertu ». Vous êtes une caricature des milieux militants. Personnellement, je n'arrêterai pas de parler aux gens. D'autre part, je peux vous apporter une liste d 'individus qui ont changé le monde. Gary Y. fait des actions politiques, il va dans les écoles, et a une force de persuasion hallucinante. Ce que vous proposez est trop sage et trop didactique. Il faut payer les juristes. Par exemple, pour les pigeons, on a obtenu des pigeonniers contraceptifs grâce à deux personnes qui savaient à qui écrire et comment l'écrire. Il y a trop de peur, de méfiance et de suspicion par rapport à la spontanéité.


Sabine : Il faudrait s'unir et parler d'une seule voix pour avoir un poids réel, faire adopter des lois progressistes. L'autre pb est la réception des lois et l'acceptation de cette loi-là. Si elle n'est pas accepté par la majorité, il y aurait une réception sociale antagoniste et la loi ne serait ni acceptée, ni appliquée. Il y a une interaction mutuelle entre la société demande une mesure et cette mesure est appliquée.


Yves : La stratégie d'appel à la vertu prend toute la place et nous aveugle et nous empêche de développer toutes les stratégies qu'il y aurait à développer dans ces termes. Dans les années 70, les mouvements qui appelaient à changer le monde étaient des mouvements politiques à impact collectif. Cette lutte a été perdue par les mouvements d'émancipation (nous sommes actuellement dans une phase régressive car la société libérale, le capitalisme et le mouvement réactionnaire a triomphé). Pour l'écologie, les gens pensent aussi en terme d'actions individuelles et de consommateurs. Avant, des mouvements tiermondistes se battaient pour un changement des règles de commerce entre les états du sud et les états du nord, aujourd'hui, les gens sont plus concentrés sur le commerce équitable.

L'écologie politique n'a jamais été aussi faible, il y a peu de gens investis dans les luttes contre l'agriculture productiviste, contre les pesticides, etc. L'action individuelle prend le pas sur l'action politique.


Raphaël : Autant faire une action devant une institution publique me semble relever d'un idéal de justice, autant le faire dans un lieu public, mais devant une enseigne de la grande distribution, ne serait pas plutôt un appel à la vertu auprès du directeur de l'enseigne ? C'est difficile devant les consommateurs de faire basculer la casquette de citoyen.


Pierre : Quoi qu'on fasse, on s'adresse à des gens. Avec l'exigence de justice, on s'adresse à eux en tant que citoyens, avec l'appel à la vertu, on s'adresse à eux en tant que consommateurs.


Raphaël : C'est la question de la pression économique qui vise à donner l'illusion qu'il y a une exigence de justice. Dans les faits, on mendie une décision.

Est-ce que s'adresser aux acteurs économiques n'est pas entrer dans le jeu du marché de ces individus ?


Yves : Le but des actions Monoprix n'est pas de s'adresser aux gens. L'adresse aux gens est un moyen dans le but de faire plier Monoprix. Il n'y a ni éthique de la vertu, ni exigence de justice.


Killian : Par rapport à la convergeance des luttes, en Allemagne il y a des marches militaires entre ceux qui se réclament de l'antispécisme et les antifascistes. Ça a l'air de plutôt bien marcher. Il y a des problèmes en France à cause de la censure de la fédération anarchiste sur ça mais c'est intéressant car ce sont des idées qui sont toujours aussi proches.

Il y a beaucoup d'individus isolés qui aimeraient agir mais ne savent pas qu'il y a des assos dans leur région. Pourquoi ne pas organiser des soirées découvertes d'une association en placardant des affiches dans la rue de manière à ce que des gens intéressés puissent voir ces affiches ?


David : A l'époque où, aux US, il y avait un mouvement anti esclavage, il y avait un mouvement de gens qui faisaient très attention à ne pas utiliser des produits issus de l'esclavage. L'existence de ces gens-là montre le contraste entre les deux stratégies.


La stratégie d'appel à la vertu est très liée aux philosophies de droit des animaux et la stratégie de justice est lié à l'utilitarisme. L'ensemble du mouvement a tendance à honnir l'utilitarisme et ça fait partie du tableau.


[...]


Dominique : Il faudrait faire un grand colloque académique qui mobiliserait des universitaires. Les Estivales sont précieuses en tant que telles mais pourraient être accompagnées d'un colloque intitulé Animal et Société.


David : Mon but n'est pas d'opposer les gens. Je suis pour les alliances avec le plus grand dénominateur commun. Je n'ai pas envie de raisonner selon la vertu des individus. Mais on doit accepter ces alliances en disant clairement ce qu'on pense, soi. Je n'ai pas à m'autocensurer. Aujourd'hui, chaque société anonyme se donne une image vertueuse. Ça marche chez les militants : Nestlé est méchant, Monoprix est gentil. On peut avoir des alliés objectifs sans considérer qu'ils sont gentils.


Karine : J'ai trouvé la réflexion passionnante mais votre opposition est très schématique. Tenir un stand à un salon bio ce n'est pas seulement faire de l'éducation végétariste, c'est aussi avoir une visibilité, changer la cartographie mentale, s'intégrer dans une culture.


Frédéric : Yves, tu as abordé un point qui m'a éclairci. Tu as parlé d'idéologie qui aveuglait. C'est quelque chose qui raisonne beaucoup en moi. Ce n'est pas facile de politiser une question. Le mot « domination » est très juste puisque les rapports sociaux, hiérarchiques partout, y compris chez les gens qui critiquent un système, on est en pleine domination et on ne fait qu'exporter cette domination au niveau spéciste.


Yves : Le pb qui s'était posé sur le blog « les questions qu'on pose », était un article « pourquoi je ne participerai plus à des actions réformistes » et prenait comme exemple l'action politique. On avait beau amener le fait qu'on faisait une action collective, cette idée n'était pas intégrée. Ça nous a poussé à travailler là-dessus car personne ne voulait voir notre opposition. Le pb de la stratégie végétariste c'est qu'elle a un effet totalitaire, un effet d'aveuglement du reste. C'est des œillères qui ne permettent plus de viser grand chose.


Élodie : Les Estivales pourraient être plus universitaires, en les faisant dans des facs mais ça poserait des problèmes car les personnes ici ont peu de moyens. D'autre part, pour les actions Monoprix, face aux passants, on peut ne pas se censurer en leur demandant de ne pas manger des œufs.


Raphaël : Je n'ai pas suivi la polémique sur les actions Monoprix dans le blog « les questions qu'on pose » mais je dois faire partie des militants dont tu parles. Quel que soit le discours, on reste dans une discussion sur le choix individuel. Si on faisait un sitting devant la préfecture, on serait dans le collectif, là, il y a une ambiguïté entre la façon avec laquelle on s 'adresse et la vocation de l'action.


Yves : Par rapport à l'action Monoprix, quelle que soit la façon dont on s'adresse aux gens, ça n'a pas d'importance car ce n'est pas le but de l'action. C'est une action pour changer les institutions et non changer les individus. L'histoire du tract est une question subsidiaire car le but de l'action n'est pas de s'adresser aux gens mais de faire plier Monoprix. Le but de l'action n'est pas d'éduquer les masses mais de faire plier Monoprix.


Dominique : Tu définis ce que ça devrait être mais une fois que le projet est lancé, il t'échappe.


Yves : Quand il y a eu le sommet de Copenhague, on a pensé que c'était bien de mettre l'action sur la viande en disant qu'on pouvait parler d'écologie pour faire une brèche dans le tabou de la viande.


Manue : Ce que tu évoques, c'est ce qui a été pratiqué pour les campagnes pour un jour sans viande dans la restauration puisqu'il y avait des arguments santé et environnement.


[…]

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