Estivales de la Question animale

La construction de l'animalité chez Buffon

Cécile Goubet

Intervention présentée le mercredi 10 août 2005 aux Estivales de la Question animale

1e partie - La construction du discours:

Pourquoi l'Histoire naturelle de Buffon? Quel intéret pour une rencontre militante sur la question animale?

La compréhension, l'analyse critique de l'opposition entre «l'homme» et «l'animal» invite:

- à mettre à jour les modes de productions en jeux de ce discours et d'en critiquer les effets.

Pourquoi Buffon et L'HN?

Buffon participe en tant que savant à l'élaboration d'un discours qui positionne l'humain dans le monde. Cette posture du savant sujet parlant, connaissant, capable de produire un discours sur les êtres et les choses aide à comprendre la manière dont l'humanisme des Lumières justifie son statut d'exception.

Mais avant d'en arriver là, avant de savoir comment la science justifie la position exceptionnelle de l'homme, il faut s'interroger sur les conditions d'apparition de la rationalité scientifique classique. En effet, comment comprendre le contenu d'un discours (et ici du discours savant sur les animaux) sans saisir son contexte historique?

Passer outre cette question conduirait à des erreurs d'appréciation; on juge à partir de codes, de références inscrites dans une temporalité (moi, femme du XXIe siècle...) qui ne sont pas ceux/celles du XVIIIe siècle. Si le projet consiste à comprendre comment le discours scientifique humaniste produit «l'animal», il faut cerner ses spécificités en se gardant d'appliquer nos schémas de pensées à ceux de l'époque classique.

Pour cela nous allons nous appuyer sur Foucault pour comprendre la place que prend l'HN dans la pensée classique.

Pour résumer grossièrement: À partir du XVIIe survient un changement de paradigme de la connaissance scientifique.

- Avant XVIIe faire l'histoire d'un animal/plante c'est dire tout ce que l'on voit et l'on a entendu de la chose: collection, recueil des vertus, légendes, blasons, médicaments. Ainsi la distinction actuelle entre observation/fable/document n'a pas lieu d'être car on est dans un autre registre de rapport à la connaissance.

Pour le compilateur du XVIe, la nature est multiple, mystérieuse, le savoir consiste à interpréter les signes déposés au cœur des choses. C'est un savoir basé sur l'interprétation car le monde est un ensemble de signes, de marques qu'il s'agit de déchiffrer et le mode de ce déchiffrement est l'analogie. - Connaître, c'est restituer une proximité dans un monde qui n'est que répétition: la terre répète le ciel, les parties des plantes répète celles du corps humain ou encore que le végétal est un animal qui se tient la tête en bas ou alors en haut. C'est l'idée que les choses communiquent entre elles par le jeu des ressemblances. Est vrai ce qui ressemble, est vrai ce qui est proche.

Le point de convergence de ces analogies est l'être humain; chaque partie de son corps est en proportion avec la terre le ciel, les animaux. Ses os sont des rochers, ses veines des grands fleuves, sa vessie la mer et inversement. La nature se reflète en lui, il reflète la nature. Aussi il est moins humain qu'animal humain puisqu'il fait partie du système des ressemblances. Il est le point de convergence et de réflexion du monde qui l'entoure. On comprend alors que dans cette forme de représentation, les termes de «nature», d'«animal» et d'«homme» ne recouvre pas le même champ sémantique que le nôtre (ou d'ailleurs que celui de l'âge classique) -p33.

NB: Si les choses se ressemblent, elle ne se confondent pas car elles sont régies par le système des sympathie/antipathie qui prévient de la confusion.

Remarques: Certaines théoricienne féministes anglo-saxonnes, comme Londa Schiebinger ou encore Carolyn Merchant considèrent que cette période de l'histoire fut plus favorable à la prise en compte du monde non-humain sensible. Pourquoi?

Avant la révolution épistémologique entamée au XVIe/XVIIe avec Descartes et Bacon en Angleterre, l'humain bien que placé au centre de la Création doit compter sur un environnement qu'il maîtrise mal. Il n'y pas de séparation radicale entre humain et non-humain - tout un tissu de croyances atteste de l'existence d'êtres mixtes; le non-humain agit au sein de la sphère des hommes et des femmes et inversement (femmes et hommes peuvent intervenir sur les animaux, les plantes, l'au-delà). D'après C. Merchant, cet «égalitarisme» entre humain et non-humain aurait été rendu possible par une meilleure répartition du savoir et des pouvoirs entre les genres.

Il n'est pas question d'idéaliser un «âge d'or» des rapports inter-humains et extra-humains car cela reviendrait à appliquer nos catégories de pensée (ex.: «égalité», «liberté») à une situation historique qui ne peut s'inscrire dans les questionnements contemporains. En revanche, la prise en compte du discours, des représentations, et des rapports sociaux masculin/féminin est une possibilité explicative pour saisir l'évolution du discours sur l'animalité (i.e.: discours sur l'animal).

D'aprés Schiebinger, les catégories de genre (m/f) telles qu'elles apparaissent à l'époque moderne (ou classique, cf. Foucault) construisent le langage scientifique et inversement. Par ex.: la représentation du masculin et du féminin interviennent dans la classification du vivant... Schiebinger montre comment le genre m/f est utilisé pour créer les catégories de sexe mâle/femelle, comment sont sélectionnés les critères physiques pour inscrire ontologiquement le sexe dans le corps, comment est créée la catégorie mammifères...) = les signes (culturels) du genre féminin deviennent des marques (i.e., sont les stigmates d'une essentialité).

> Il est donc important de prendre en compte l'ensemble des facteurs qui construisent le langage et les représentations dominantes.

- L'époque baroque annonce la crise de cette représentation, les codes se brouillent, les ressemblance et analogies perdent de leur force explicative, ironie à l'égard de ce système de correspondance qui annonce le bouleversement de l'âge classique.

Pour Foucault, c'est parce que le langage subit une mutation que les représentations changent. Cette mutation traverse le langage et la connaissance.

- Âge classique:

Le système de connaissance n'est plus basé sur la ressemblance et sur les rapports analogiques mais sur la «représentation». Connaître, signifie désormais faire l'histoire d'un individu (plante ou animal). Sans trop entrer dans les détails, à partir de l'âge classique, la similitude, l'apparence sensible sont considérées comme le lieu de l'erreur (cf. Descartes) ou comme une sorte de passage obligé qui doit être dépassé pour accéder à la vérité.

À partir de l'âge classique on change de formation par l'institution d'un rapport nouveau entre les mots et les choses. Le régime des signes change. Dans la représentation, l'objet est mis à distance, est re-présenté, par un sujet connaissant. Sujet et objet se détachent l'un est subordonné à l'autre.

L'univers de l'animal (visible, métaphorique, utilitaire...) disparaît au profit d'une conception géographique, spécialisée, cartographiée de l'animal: «l'être vif, en son anatomie, en ses mœurs, en sa naissance et en sa mort apparaît comme à nu» (Foucault, Les mots et les choses, p. 141)

Le mot «histoire» change de valeur; d'une «histoire-recueil» faite de documents et de signes où l'observateur a pour rôle de faire parler les mots (car la vérité dans choses est logée sous les mots) on passe à une histoire du regard et de transcription où le langage est neutralisé, épuré: «c'est la possibilité de voir ce que l'on pourra dire». Changement dans le rapport sujet/objet - ou plutôt naissance de la relation sujet/objet puisqu'avant l'âge classique cette division n'existait pas sous cette forme.

Les documents (ou les bases) de cette histoire nouvelle sont des herbiers/collections/jardin.

Le lieu: espace, longueur largeur, le rectangle intemporel, les êtres se présentent les uns à coté des autres, avec leur surface, attribués d'un nom.

Ce n'est donc pas, d'après Foucault, le «désir de savoir» qui change à l'âge classique mais «une nouvelle façon de nouer les chose à la fois au regard et au discours. Une nouvelle manière de faire l'histoire» (Item, p. 143)

L'HN n'apparaît pas parce qu'on voit plus de choses - au contraire le champ du regard se rétrécit, est sélectionné ce qui est visible, descriptible. La simple observation est dès lors considérée comme un mal nécessaire, comme une première étape avant l'analyse (cf. la «méthode naturelle» de Buffon). Les cinq sens ne sont plus l'unique source de savoir, seule la vue conserve ce pouvoir à condition que les perceptions soient sélectionnées (ex.: les couleurs sont inaptes à fonder un savoir scientifique).

C'est donc un regard filtré, épuré à travers la grille et le tableau qui produit un savoir. Le champ du regard est délimité par des conditions restrictives. Observer - c'est voir moins, c'est renoncer à la profusion des choses, c'est voir ce qui peut être analysé, c'est-à-dire comparé et divisé et ainsi mettre fin aux confuses similitudes. Connaître c'est discerner, c'est dresser le tableau des identités et des différences.

L'histoire naturelle comme langage:

L'histoire naturelle ou la science naturelle est le langage qui permet de parler de l'animal et de la nature. À partir d'herbiers, de cartes, de tableaux et de méthodes d'observation, de découpe du monde non-humain (sensible ou non), on construit le langage «purifié» qui rationalise le rapport à l'objet (ex: on classifie l'objet en terme de forme, grandeur, nombre, position...), et on le restitue sous un nouveau regard: on peut désormais nommer le visible.

L'image de la nature Chez Buffon:

La Nature = le «grand tout»: minéral/végétal/animal dont l'homme fait partie.

La nature est continue

Les êtres et choses se ressemblent, pas de grandes ruptures. Cet a priori de la continuité est communément partagé (Linné, Buffon, Bonnet); c'est l'exigence de continuité qui permet de fonder la connaissance classique.

La nature est considérée comme continue et ordonnée mais l'expérience sensible est incapable de nous la restituer car la nature, au cours des «époques» a subit des bouleversements. L'ordre premier n'est plus, il faut donc le restituer au mieux. Problème: si devant nos yeux la nature est foisonnement ininterrompu, comment la connaître?

«Il me paraît que le seul moyen de faire une méthode instructive et naturelle, c'est de mettre ensemble les choses qui se ressemblent, et de les séparer de celles qui diffèrent les unes des autres». Dans un premier temps on rassemble ce qui se ressemble, puis par la comparaison on s'attache aux différences à partir desquelles ont distingue les identités: c'est la plus petite différence possible qui permet d'établir au plus juste les identités. c'est l'acte de comparaison à partir de l'analyse des différences qui permet d'accéder à la connaissance (on est donc plus dans une conception du savoir où le semblable traduit la réalité).

Aussi, plus la catégorie est générale, plus on s'éloigne de la «réalité de la nature» (qui est continuité et ordre), plus on arrive à restituer le tableau des différences, plus on se rapproche de la réalité de la nature. En effet, pour Buffon, les grandes catégories (genres, ordres, classes n'existent que dans notre imagination) ne suivent pas la grande continuité «donnée par la nature elle-même».

La nature est ordre:

L'a-priori qui fonde les recherches aux XVIIIe est l'existence d'une histoire naturelle, c'est à dire d'un ordre constant dont la science peut rendre compte. Elle se veut langage du monde et c'est à ce titre qu'elle se veut aussi précise que possible. L'idée d'une langue la plus exacte possible correspond à celle d'une langue universelle.

Elle forge à travers son propre discours une représentation ordonnée du monde non humain, ordre donné à travers des grilles, tableaux, représentations fidèle d'un ordre réel mais jamais donné d'emblée au regard. Ce nouveau langage passe par la constitution d'une méthode (chez Buffon, la méthode naturelle).

Conséquences:

> L'identité est définie à partir de la différence alors qu'avant elle émergeait de la ressemblance. Cette remarque est fondamentale pour comprendre comment la science, c'est à dire le langage scientifique se construit: un animal, une plante est ce que ne sont pas les autres «il n'existe en lui même qu'a la limite de ce qui s'en distingue» (Foucault 157). La différence produit la limite qui dé-limite les contours de l'identité. La différence est productrice de l'identité.

> Au dix-sept et dix-huitième les différences sont désormais inscrites en surface des corps. Le savoir sur le sensible non-humain n'est plus une collection d'histoires rapportées mais le quadrillage minutieux du corps. C'est donc sur le corps physique que porte le savoir de l'animal: «la partie intérieure qui fait le fondement de l'économie animale appartient à tous les animaux sans exception» (disc. sur la nature des animaux). Le corps devient support de la nature de l'animal, c'est à dire l'expression de son être total, voire de son essence. À partir de la fin du XVIIIe (Cuvier) - XIXe la différence descend à l'intérieur des corps et s'inscrira en tant que différence fonctionnelle, c'est à dire biologisée et finalisée.

2e partie: les tensions du discours

Si les êtres et les choses ne sont plus semblables entre eux, s'ils se définissent par un réseau d'identités et de différences, le nouveau langage qu'est l'histoire naturelle conduit à repenser le classement des espèces ou des individus.

L'âge classique refuse le recours aux causes finales (explications métaphysiques et religieuses) pour comprendre les choses et les êtres. La science, ou plutôt l'histoire de la nature, est le fondement à partir duquel on peut désormais en rendre compte.

La question de la différence.

Si la nature est un grand tout continu et ordonné, s'il n'y a pas de «saut» entre les individus comment distinguer l'humain du non-humain sans passer par l'argument métaphysique? Difficile question pour le naturaliste qui doit trouver les preuves concrète de la non-ressemblance.

En quoi l'humain ressemble-t-il aux animaux?

Buffon, entre empirisme et dualisme:

Aux «animaux», il accorde graduellement sensibilité, conscience de «l'existence actuelle», mémoire, bienveillance sociale (capacité de socialisation) et va même jusqu'a parler d'intelligence (chien, éléphant...). Buffon, de par son ralliement à l'empirisme (idées produites par association de sensations) s'efforce de respecter la continuité entre animaux non humains et humains.

Il refuse aux non-humains sensibles la capacité de comparer les sensations. Ceux-ci sont pour ainsi dire «bloqués» dans une immédiateté sensible conséquence de l'absence de raison: «c'est notre âme qui forme la liaison entre les choses, par la comparaison qu'elle fait avec les autres; c'est elle qui forme la liaison de nos sensations et qui ourdit la trame de nos existence par un fil continu d'idées».

Plus les idées sont présentes, plus le sentiment d'exister est présent, ainsi l'animal existe moins que l'être humain.

Pour Buffon, Il n'y a pas continuité de nature entre l'humain et l'animal non-humain car le principe qui régit sensibilité et intelligence humaine est chez Buffon d'ordre spirituel «l'âme ce principe spirituel, ce principe de toute connaissance, est toujours en opposition avec cet autre principe animal et purement matériel» (discours sur la nature des animaux). Si le naturaliste évoque l'âme rationnelle (et non pas de l'âme au sens religieux), pour rendre compte de la pensée humaine, c'est dans une causalité extérieure à la matière qui bizarrement justifie son exclusive présence en l'homme.

Malgré les apparences, les ressemblances entre les êtres sensibles, l'humain se détache par la nature de son intelligence.

Les différences anthropologiques:

- la parole
- la domination raisonnée: la domestication
- perfectibilité: socialisation
}
}
}
 
différences anthropologiques (observables)
effets de la puissance à comparer les idées

L'utilisation de l'environnement et la domestication, sont pour Buffon les critères directement observables qui différencient les humains des autres êtres sensibles. Il développe AINSI un argumentaire de type naturaliste:

«les animaux sentent bien mieux que nous ce qui convient à leur nature, ils ne se trompent pas dans leurs aliments, ils n'excèdent dans leur plaisir; guidés par le seul sentiment de leurs besoins actuels». L'harmonie (animaux/nature) perçue à travers les préjugés du naturaliste est «l'effet», selon Buffon, de l'attachement des êtres au régime général de la Nature (ou système d'organisation des êtres).

«L'animal réunit toutes les puissances de la Nature, les forces qui l'animent lui sont propres et particulières (...) son individu est au centre où tout se rapporte, un point où l'univers entier se réfléchit, un monde en raccourci» (de la nature des animaux)

En tant que partie, élément, unité de la nature et participatif du Tout, l'animal est une unité naturelle, c'est l'être de nature par excellence, en harmonie avec elle, il s'inscrit dans une continuité ordonnée.

Quant à l'humain:

«Nous cherchons à nous détruire en cherchant à forcer la nature». L'intempérance humaine, l'erreur, la discorde, le désordre sont autant de preuve à l'autodétermination humaine. L'incapacité à suivre l'ordre (bon) de la nature prouve sa capacité à dépasser les lois de la nature et ajoute une différence constitutive à l'identité. L'être humain fait partie de la nature «en sa partie animale» mais la dépasse par sa capacité d'autodétermination. Ainsi, il s'émancipe de l'ordre de la nature.

Conclusion:

L'Histoire naturelle produit un discours où les êtres sensibles non humains sont désormais définis par leur corps, lui-même dépendant d'une organisation continue et ordonnée appelée «nature». Ce sous-statut est le pendant à la définition même de l'humain. Autrement dit, «animal» dessine la frontière extérieure de ce qui ne peut pas être le propre de l'humain. Sans «animal» pas d'humain.

L'histoire naturelle et les traditions scientifiques qui lui succèdent nous lèguent un héritage sémantique et conceptuel où la possibilité de repenser, de reconsidérer les êtres sensibles non humains nous est encore difficile. Le langage scientifique n'a pas encore permis de penser et donc de voir les êtres sensibles non humains autrement que comme des êtres matériels guidés par l'instinct.

«L'animal» est moins une réalité physique, sensible qu'un terme visant à différencier et donc à produire du sens pour la définition moderne de l'humain. «Animal» terme qui désigne «l'autre» absolu (humain ou non-humain) et le repousse hors des frontières du «même».

Si l'homme est un animal, qu'est-ce qu'un animal, qu'est-ce qu'un humain? animal non-humain, humain non-animal, non-animal humain ou non-humain animal? de qui parle-t-on, comment en parle-t-on. La difficulté à faire évoluer les représentations en faveur des êtres qui ne font pas «partie de la bande» tient aussi à ce qu'il n'existe pas de mot pour les voir autrement.